LA FERME SAINT-SIMÉON

Tableau Femmes dans un verger à Saint-Siméon
Femmes dans un verger à Saint Siméon - Louis-Alexandre DUBOURG

Tant de lieux sur la côte normande, de Honfleur à Langrune, ont forgé à travers la rencontre des peintres ce naturalisme du paysage dont les tableaux accumulés année après année, entre 1830 et 1870, écrivent la part la plus déterminante de l’histoire de l’impressionnisme. Il y avait entre Villerville et Honfleur de nombreux havres de paix, au cœur d’une nature riche, profonde, gorgée de plénitude, mais en même temps sauvage, avec toujours au fond la vue de la mer que tutoyaient les prés et les arbres. Charles Daubigny est celui qui, le plus, avec frénésie, rendra par la peinture ce que le pays lui aura donné – « une véritable moisson » disait-il, qu’il ne fut pas seul à récolter puisqu’il y côtoyait Boudin, Jongkind, Dupré, Courbet, Dubourg, le jeune Monet, Cals, Pécrus et bien d’autres encore, tandis qu’avant lui y venaient déjà Isabey, Corot, Defaux, Troyon. À la fin de sa vie, se souvenant de ces jours éblouis, Boudin écrira à un ami : « Oh ! Saint-Siméon, il y aurait une belle légende à écrire sur cette hôtellerie. »

C’était une ferme qui appartenait à la mère Toutain, sur la côte de Grâce, sur la pente, au milieu des pommiers, et d’où se laissait à peine découvrir le paysage de l’estuaire. Sa description la plus précise est celle donnée par Alfred Delvaux, dans un article du Figaro en 1865, après qu’elle eut été représentée dans de nombreux tableaux d’artistes cités auparavant : « On est en plein paysage, de ce vert plantureux qui donne appétit à l’œil et qui envahit peu à peu le cerveau, de façon à nous forcer à ruminer au lieu de penser. Le chemin est bordé, à droite, de maisonnettes rustiques, très clairsemées et, à gauche, de cours herbues, plantées de pommiers effarés, qui grimpent jusqu’au sommet de la Butte-de-Grâce, sans que leur perpendiculaire vertigineuse effraie un seul instant les vaches aux flancs roux auxquelles elles servent de dormoir […]. À mi-route, est la ferme Saint-Siméon1. »

Les frères Goncourt qui l’ont aussi fréquentée étaient familiers des rencontres de peintres. Ils font dans Manette Salomon une description de la vie quotidienne à Barbizon qui peut être rapprochée de l’atmosphère de la ferme Saint-Siméon : « On jetait ses chapeaux, on démêlait, au petit bonheur, les grandes serviettes jaunes de toile de ménage, on attachait avec des ficelles les chiens aux pieds des chaises ; et un formidable bruit de cuillères sonnait dans les assiettes creuses. Le grand pain posé sur le dessus du piano passait, et chacun s’y coupait un michon. Le petit vin moussait dans les verres, les fourchettes piquaient les plats, les assiettes couraient à la ronde, les couteaux frappant sur la table demandaient des suppléments […]. Des rires tombaient dans les plats. Une grosse joie de jeunesse, une joie de réfectoire de grands enfants, partait de tous ces appétits d’hommes avivés par l’air creusant de toute une journée en forêt2. » Il y avait des tables dehors, les pêcheurs y venaient boire le cidre. La ferme Saint-Siméon aurait pu rester ce que la mémoire littéraire en fit, un lieu de rencontre sympathique et pittoresque où se croisaient peintres, écrivains, musiciens, mais les frénétiques échanges dont elle fut le théâtre en firent beaucoup plus que cela.

La liberté qui y régnait mêlait des artistes de valeurs et d’inspirations très différentes. Chacun s’emparait de fragments de nature : les pommiers et les gens tranquillement assis pour les uns, la vue plongeante pour d’autres, les ciels pour Boudin. Ils sondaient le motif jusqu’à percer son mystère et sa magie, brassaient la couleur et la matière dans l’indifférence à l’égard des codes de bonne conduite, s’éloignant vers les plages et les prés environnants puis revenant le soir pour confronter leurs impressions, loin de toutes les aspirations vaniteuses du Salon.

Boudin fréquenta l’auberge dès 1854 ; on l’y retrouve en 1859 en compagnie de Courbet qui l’initie à l’audace et à la rudesse des tonalités. Cette même année, on les retrouve tous deux aux côtés de Baudelaire qui partage leur amour des ciels et des nuages et fait l’éloge autant que la promotion des études et pastels de Boudin dans son « Salon de 1859 », en soulignant dans ses « beautés météorologiques » le meilleur de l’esprit de Saint-Siméon, la grandeur fondue dans l’humilité de la plus parfaite description : « ces fournaises béantes, ces firmaments de satin noir ou violet, fripé, roulé ou déchiré, ces horizons en deuil ou ruisselants de métal fondu3 […] ». Parce qu’il était originaire d’Honfleur, Boudin est le mieux à même de transmettre à ses amis Jongkind et Monet cet esprit de fusion entre l’atmosphère et le motif, respectueux des harmonies en demi-teintes, des apparences nacrées, mais conforté par la fougue du geste suggérée par Courbet. En ces temps de la ferme Saint-Siméon, fort de ce métier jubilatoire et sincère, Boudin ne craint pas d’affronter les redoutables petites scènes de mœurs, « le monsieur en paletot et la dame en waterproof4 » qu’il accommode avec toute la violence que cela mérite.

Dans ce paysage naturaliste qui fut un creuset pour le versant physique de l’impressionnisme, la représentation des éléments, l’esprit de la ferme Saint-Siméon joua un rôle capital puisqu’il favorisa le mélange d’une nature sublime mais bien souvent rude, triste, violente, avec ses habitants permanents ou provisoires, saisis dans la cruelle vérité de leur labeur ou de leur oisiveté. En 1870, avec la vente de la ferme, la légende de Saint-Siméon commence. La peinture qu’elle aura donnée est toujours comme un autoportrait de l’artiste, mais elle n’est plus le miroir lisse et silencieux de l’âme, elle est aux prises avec la vie.

1. Bergeret, 1994, p. 8.

2. Jules et Edmond de Goncourt, Manette Salomon, cité dans Laurent Manœuvre, Boudin et la Normandie, Paris, Herscher, 1991, p. 72.

3. Baudelaire, « Salon de 1859 », 1987, p. 666.

4. Lettre de Boudin, 1868, Bibliothèque Jacques-Doucet, Paris.