Entre le Havre et Paris, la Seine passe d’un extrême à l’autre : des violences indomptables de l’écume aux artifices consommés de la pose dans les activités sociales et mondaines. Tous les thèmes de la représentation picturale se retrouvent le long de ses berges : nature sauvage et immensité des éléments vers l’estuaire, ruines et monuments, travaux des champs, châteaux et abbayes – Saint-Wandrille, Tancarville, Jumièges, Château-Gaillard -, travaux des champs, transports et chalands, entreprises artisanales,, chemin de fer, voyage de Paris au Havre vers d’autres destinées, vie de port et trafics de marchandises, émergence des activités industrielles et des transformations profondes qu’elles causent à la nature, végétation policée des vergers bien ordonnés ceints de lices, chaumières engourdies dans les plis des coteaux et plus près de Paris, villas chic comme des cottages anglais, et puis, partout le ballet sans cesse renouvelé des plus beaux événements météorologiques. Le long de la Seine, les berges s’ouvrent très vite sur l’intérieur de la Normandie, comme le fleuve fait sentir très tôt la présence de la mer.
La Seine participe à la fondation de la modernité grâce à certaines aquarelles de Turner qui réalisa très tôt un inventaire complet des sites pittoresques, des monuments et des ruines. Cette culture savante si importante pour le développement d’une conscience patrimoniale se conjugue très bien avec les changements de temps brutaux que les peintres aimaient par-dessus tout pour leur capacité à transcender l’instant paisible et à exacerber les sens.
Si Honfleur et Le Havre sont d’une identité résolument maritime, le pays, dès que la mer disparaît au détour d’un chemin, tourne le dos au monde de l’estran, de la pêche et des régates. C’est pourquoi il faut retrouver, autour de Rouen et de son site exceptionnel, l’autre moment fort du syncrétisme normand, construit autour de l’air et de l’eau puis des grands monuments gothiques et enfin des rues pittoresques. Pissarro séjournera à trois reprises dam la ville, en 1883, 1 896 et 1898, pour peindre celle qu’il comparait parfois à Venise. À égale distance de la côte et de Paris, Rouen recèle pour les peintres d’infinies richesses. Elle offre ce microcosme historique où l’enchevêtrement de Pair, chargé de monuments patinés et de ruelles encombrées, forme un matériau organique fascinant, tandis qu’autour un autre microcosme fait de coteaux, de chemins et de près lui tient lieu d’écrin et de couronne. Le poids du pittoresque de la cathédrale de Rouen n’empêche pas Monet d’en extraire une surface vibrante, creusée par la lumière ; durant les hivers 1892 et 1893, il donne de la façade une traduction audacieuse en forme de série, prétexte à un retour classique sur le thème et la variation.
Dès 1 865, Renoir, Monet et Bazille annonçaient ce que serait la Seine pour les peintres; la découverte de l’eau par les impressionnistes se fera alors progressivement. Cette année-là, Renoir conviait Bazille à se joindre à Monet et lui-même pour descendre la Seine en bateau. Durant l’été, il écrivit à son ami : «Nous allons voir les régates au Havre. Nous avons l’intention de rester une dizaine de jours et la dépense sera en tout de cinquante francs […]. Si tu veux en être, tu me feras plaisir […]. J’emporte ma boîte de couleurs pour faire une pochade des endroits qui me plairont. Je crois que ce peut être charmant. Rien pour nous empêcher de partir d’un endroit qui déplaît et rien non plus pour nous empêcher de rester en nous amusant |…|. Nous nous ferons remorquer jusqu’à Rouen et, à partir de là nous ferons ce que nous voudrons' ». » Bazille dut rejoindre Montpellier, Sisley prit sa place.
Après Rouen, avant d’atteindre ces lieux de civilisation mitigée que sont les villages de la banlieue parisienne – Chatou, Argcnteuil…-, on rencontre sur quelques dizaines de kilomètres, de Vcrnon à Mantes, des villages aux noms aujourd’hui évocateurs : Giverny, Bennecourt, Gloton, Véthcuil. Giverny rencontre les faveurs fde Monet qui s’y installe en 1883 avec ses deux familles, ses fils Jean et Michel qu’il a eus de Camille et les six enfants d’Alice Hoschedé. À Giverny regne l’eau le ciel, les collines couvertes de vergers. La nature y’est apaisante sans être prenante, les canots sillonnent la Seine. Avec son bateau-atelier, Monet peut aussi peindre au plus profond du paysage. Preuve de la sérénité du lieu, il trouve assez de distance avec cette nature riche et foisonnante pour y réaliser dans I’ordre de la série les suites célèbres que sont les Meules, les Peupliers, les Nymphéas. Au cœur du jardin qui, dans les dernières années de sa vie, retiendra toute son attention, l’étang aux nymphéas donnera au peintre l’occasion d’appréhender la nature comme un espace résorbé reconstruit mentalement.
Gloton et Bennecourt sont parmi les premiers sites auxquels s intéressent les peintres de la génération impressionniste : Daubigny, dans son bateau-atelier Le Bottin, semble avoir été le premier à reconnaître l’intimité de ces lieux. À partir de 1860, on y rencontre la colonie aixoise autour de Zola et Cézanne. Monet est venu aussi saisir les lieux.
C’est encore à Monel que Vétheuil doit d’être identifié comme un haut lieu de la peinture. À l’époque où il s’y installe, en , 1878, il a encore Camille auprès de lui, pour un an seulement. Il peint, entre Vétheuil et Lavacourt, l’ordre rectiligne des berges, mais surtout la belle construction de ce village autour de son église qui se reflète dans l’eau. Comme la nature, la peinture respire dans son bel agencement le calme et la volupté, même si un événement météorologique formidable, durant l’hiver 1879-1880, vient bouleverser les impressions et en provoquer d’autres : sous 1’effet de la lumière glacée, la Seine a gelé et la débâcle a fourni au peintre un sujet rare.