Les bords de mer - Villégiature

Tableau Port-en-Bessin
Port-en-Bessin - Théodore GUDIN

Sainte-Adresse : « […] il y règne encore toutes les séductions de la solitude, du silence et de la contemplation océanique, quoique depuis plusieurs années les petites maisons, les vide-bouteilles, les kiosques, les pavillons se multiplient dans sa vallée délicieuse, elles préparent en quelque sorte, à force de briques et pierres, l’heure de sa prochaine transformation. » (Eugène Chapus, 1855)
Étretat : « […] des peintres de Paris sont venus demander aux belles falaises d’Étretat des inspirations et des points de vue qui, reproduits sur la toile, exposés dans nos Musées, achetés par ces trop rares Mécènes qui échangent volontiers leur or contre les oeuvres artistiques, ont porté au loin la renommée de ces naturelles et splendides illustrations. » (J. Morlent, 1853)
Dès 1850, les écrivains et les critiques, les photographes comme les peintres de tous bords, traquent l’image. Leurs récits accompagnent désormais chaque instant de ces nouveaux modes de vie que l’on rassemble alors sous le vocable de « vie moderne ».

En deux citations admirablement choisies, Robert L. Herbert énonce sans fard les nouveaux enjeux. D’un côté les pêcheurs, gens du cru et de labeur, encore empêtrés dans leurs rythmes et leurs coutumes ; ils font corps dans leur rudesse avec les barques, les algues et les rochers et participent à la tragédie tranquille des marées. On les voit à marée basse ramasser le varech, tirer leurs bateaux de pêche, défouir les vers, puis soudain à marée haute, s’embarquer précipitamment et lancer leurs filets au loin dans la baie. Avec eux vivaient les peintres de la ferme Saint-Siméon, mimant leur gravité, même lorsqu’ils ne s’occupaient pas de leurs faits et gestes. De l’autre côté viennent les touristes qui rompent le silence. Ils se montrent d’abord dans leurs atours et leurs poses, jacassent entre eux comme ils ne l’auraient jamais fait dans leur ville, se regroupent et s’installent pour s’adonner à une passion qui répugne aux gens de mer, le bain. En couple, en famille – les femmes sont les plus nombreuses sur la plage accompagnées d’enfants, rejointes à la fin de la semaine par les maris -, Boudin les a dépeints en groupes compacts, à distance pour ne pas y toucher, et ses images sont pleines de défiance pour ceux qui ne sont plus les voyageurs d’un jour, acteurs par leur regard dans le grand mystère de la nature, mais de simples estivants, consommateurs de lumière, d’embruns et d’air iodé.

En mal de sincérité parce qu’ils avaient connu ce monde autre, les peintres se tournent vers les blanchisseuses et les pêcheurs, tandis que déjà beaucoup d’entre eux se convertissent aux petits métiers du tourisme : promener en mer, tirer les cabines vers le rivage, pêcher pour nourrir les nouveaux arrivants. La côte se transforme et se construit ; hôtels, établissements de bains, casinos, et la foule est entraînée par les célébrités de l’aristocratie et du spectacle qui s’installent dans leurs nouvelles demeures. Il est fini le temps où Eugène Isabey pouvait croquer à distance tout ce monde pittoresque. Il est désormais morcelé, manipulé, intégré comme faire-valoir à ce nouveau mode de vie. Dans leurs vues, les artistes tentent encore de tempérer les chocs et d’organiser ces mélanges. Ils se vivent toujours comme des détenteurs de secrets qu’ils délivrent parcimonieusement d’un tableau à l’autre, évitant dans leurs mises en page les effets les plus grossiers des implantations modernes.

Les régates emplissent l’horizon marin et les scènes de course se substituent à l’arrivée des diligences et aux travaux des champs. Ces motifs naturels perdurent dans la vision des peintres, mais ils seront désormais comme extraits de leur contexte de vie, analysés comme des objets de curiosité, dans leurs spécialités physiques. Viennent pour eux les compromissions, celle célèbre du socialiste Courbet, invité du comte de Choiseul en 1865 à Trouville et qui fut tenu de couvrir « tout l’éventail des occupations d’un vacancier : des marines, un tableau de baignade (une femme dans les vagues sur un curieux « podoscaphe »), de nombreux portraits mondains et une femme de pêcheur qui porte des mouettes mortes sur son épaule. » Cela rappelle Baudelaire louant les croquis de Constantin Guys, son « peintre de la vie moderne ».

Claude Monet est bien sûr le peintre de ces contradictions, lui qui avait construit sa peinture avec les paysages de la Manche, à force de ciels, de vent, de ports, de plages et de falaises, lui qui s’était frotté à Paris et ses réalités fulgurantes après avoir été tenté par la grandiloquence de l’esprit de Barbizon, en 1864 et 1865. Sa peinture de la Normandie commence en 1864 à Sainte-Adresse, puis il y revient en 1867. Au contexte prenant des marins et des pêcheurs auquel il faut bien ajouter la nouvelle dimension touristique dont les acteurs étaient avides non seulement de loisirs et de bains de mer, mais aussi de ces marines qu’ils achetaient parce qu’elles leur rappelaient de bons moments et tenaient lieu, à distance des moments vécus, de supports nostalgiques garantis par la double présence de ces fragments de vie qui ressemblaient à la leur et d’envolées sur la mer infinie, s’ajoutait, comme si cela ne suffisait pas, l’atmosphère anglaise qui habitait en profondeur les hauteurs de Sainte-Adresse comme le rivage de Trouville.

Et c’est alors que survient dans la manière de Monet la liberté et l’efficacité des gestes, la disposition rapide, abrupte, des motifs dans les compositions qui se doivent de conjuguer la mer, la pêche, la régate, les vapeurs et la mondanité. Brusquement il s’éloigne des fictions profondes proposées par Corot, Daubigny et Jongkind pour s’emparer vite fait de cette liberté de geste que les aquarellistes anglais réservaient aux analyses particulières des mouvements météorologiques. A la même époque, Monet était aussi au bord de la mer. Il avait, pour traduire cette vitalité, trouvé des solutions à l’opposé de la perspective conventionnelle encore utilisée par Boudin. Il traitait les fonds librement, comme autant de toiles de théâtre dans lesquelles quelques figures éparses créaient un effet de profondeur sur un champ uniformément plat, agrémenté de quelques variations chromatiques, projet d’un homme qui ne doit rien à la nature. Monet s’est plu à disposer de ces géniales facilités qui lui permettaient, dans la contrainte du sujet, de projeter en avant la structure de ses compositions, à coups d’aplats, de délinéations brutales et de modulations chromatiques, dans l’impérieuse clarté de la lumière.
Tandis que Boudin maintient la distance contemplative et se contente par là d’un point de vue proche de la tradition du XVIIe siècle, Monet pénètre dans le sujet social, comme ses prédécesseurs l’avaient fait dans la physique des éléments. En 1870, il fait de la douce Camille Doncieux, arrivée depuis quelques années dans sa vie, une estivante qui pose parmi la bonne société des bords de mer, attitude d’emprunt peut-être, mais pleinement nourrie d’ombre et de lumière. Encore cette même année, dans sa quête d’images et de loisirs élégants, Monet fait la part belle aux luxueux hôtels de bord de mer et aux promenades convenues. Il traduit le bonheur, au-delà du sujet, par le déploiement de la diversité chromatique qui, oubliant le clair et l’obscur, dispose de la palette et fait du tableau un jeu de questions et de réponses, de couleur à couleur.
Après 1870, les espaces du bord de mer ont bien changé de statut. Ils étaient source de méditation solitaire transmise de voyageurs à voyageurs toujours plus nombreux, ils deviennent prétexte à l’illustration d’une nature devenue consommable pour le touriste de qualité, celle qui désormais conjugue le monde sauvage, la vie quotidienne pittoresque et le confort de la villégiature. Pour créer le besoin des images, il faut au préalable les diffuser. Les artistes s’y emploient, poussés par la nécessité de vendre, mais aussi les photographes qui, aux fins de valoriser un patrimoine naturel, culturel et surtout architectural, couvrent de leurs enquêtes des territoires entiers. Le mouvement a commencé il y a déjà longtemps, en 1834, sous l’impulsion de la commission des Monuments historiques chargée de recenser les richesses archéologiques : aux photographes les monuments, aux peintres, pour quelque temps encore, la nature. Après les monuments, les photographes s’attaquent aux rues, puis aux paysages, à condition qu’ils contiennent suffisamment de matériaux solides pour réagir aux capacités physiques de traduction des procédés photographiques. À voir le cliché pris par Edouard Baldus du portail de la cathédrale de Rouen vers 1860, dans ce cadrage serré qui emprisonne la lumière rasante dans les replis de la sculpture, on ne peut croire que Claude Monet, trente ans plus tard, sera, dans les séries qu’il donnera du portail, étranger à cette vision. Hippolyte Bayard avait été chargé d’une mission pour la Normandie dans les années 50. A la même époque, Henri Le Secq s’attache, à Dieppe, à l’illustration des falaises de craie, architectures naturelles qui, malheureusement pour le photographe, restent plus que le monument soumis aux aléas de la lumière et à la difficulté de capter simultanément les violentes richesses du ciel et de la mer.

Le peintre et le photographe choisissent souvent les mêmes points de vue : une hauteur, une fenêtre, pour emplir l’image de signes, mais tandis que le photographe cherche la multiplicité des signes qui vont rendre l’image concrète, le peintre au contraire tend à les fuir pour s’adonner exclusivement à la transmission de l’impalpable. On rappelle volontiers qu’à l’époque le ciel était l’enfer des photographes, tout autant que la couleur – en somme tout ce qui était mobile. Il est curieux de remarquer que la couleur bleue de plus en plus prisée par les impressionnistes, jusque dans les ombres, était précisément fuie par le photographe. La Normandie des plages est un lieu de dialogue à distance entre deux professions à la mode, peintre et photographe. Elles font semblant souvent de s’ignorer, mais elles s’étayent mutuellement puisque les photographes ont fréquemment reçu une formation de peintre et que les peintres utilisent sans le dire la photographie, en particulier dans le choix de leurs cadrages.

On peut imaginer qu’à partir des années 1873-1874, Monet voudra fuir ces images saturées par l’activité touristique, par l’anecdote pittoresque, par la surdéfinition photographique et qu’il se tourne vers ces visions plus radicales que le milieu naturel est encore capable de lui offrir. L’alternance des séjours au bord de mer avec les résidences à Argenteuil en 1872, à Vétheuil en 1878, à Giverny en 1883, les favorise. Monet désormais s’adonne moins aux sujets de circonstance, mais choisit ses interlocuteurs : Turner, Courbet, la mer et toutes les formes mémorables. Il tourne le dos au réalisme venu de Paris et de sa banlieue pour exploiter un naturalisme désormais souverain du paysage, dont la facture ne s’attache plus qu’à sa structure, à la captation mesurée de la lumière, à la vibration des volumes au-delà de leur masse et de leur opacité. Il se confirme avec lui que la modernité ne réside pas dans le sujet mais dans le comportement du peintre à son égard.

En cela Monet rejoint le rêve de Baudelaire qui, dans son Art philosophique disait : « Qu’est-ce que l’art pur suivant la conception moderne ? C’est créer une magie suggestive contenant à la fois l’objet et le sujet, le monde extérieur à l’artiste et l’artiste lui-même. » Baudelaire encore, dissertant sur l’imagination dans le Salon de 1859, lui attribuait cette vocation de décomposer toute la création : « […] et avec les matériaux amassés et disposés suivant des règles dont on ne peut trouver l’origine que dans le plus profond de l’âme, elle crée un monde nouveau, elle produit la sensation du neuf. » Entre 1874 et 1886, Monet réalisera dans ses paysages de mer un autre idéal baudelairien : « L’imagination est la reine du vrai, et le possible est une des provinces du vrai. Elle est positivement apparentée avec l’infini. » Le regard de Monet se fait progressivement méthodique.

S’impose à lui la nécessité de composer une vision homogène, au coeur même d’une image matérielle encombrée par l’éclectisme des sujets. Varengeville qu’il peint en 1882 est toujours sauvage, Pourville ne se laisse pas gagner par l’activité balnéaire, mais Étretat où il arrive en janvier 1883 bénéficie d’un désir d’image qu’entretient la gravure depuis déjà 1830. Ces premiers artistes et voyageurs sont rejoints par les colonies de touristes et leur avidité à s’approprier la santé de la nature tandis que se poursuivent sur le même site les activités traditionnelles de la pêche. La plage est étroite entre la Porte d’Amont et la Porte d’Aval. Monet isole les sujets et tient à distance toute idée de spectacle. Il s’appuie pour cela sur le cadrage : une fenêtre à l’étage de l’hôtel qui favorise la composition, ou bien son exact contraire, entrant au coeur du sujet de façon à le laisser envahir tout le plan de la toile sans plus de possibilité de prendre une distance et de créer un champ perspectif. La profondeur n’est plus dans l’ordonnance mais dans la matière elle-même, creusée par le pinceau pour en extraire la lumière.

Les bateaux échoués ou les caluges, ces barques couvertes de chaume et reconverties en entrepôts, que l’on y voit semblent figées par le poids de la matière. Dans ce contrechamp, les formes sont écrasées pour mieux rendre leurs couleurs. Au contraire, dans les vues larges, le peintre fait disparaître le village, les baigneurs, pour ne garder parfois qu’un ou deux témoins solitaires près d’une barque. Le travail des hommes est absent, seul compte à son regard celui de la nature. Avec Boudin, Monet tient à bout de bras la vision naturaliste et sa traditionnelle méfiance à l’égard de l’impérialisme du sujet réel, tandis que les réalistes sont eux aussi parvenus jusqu’aux plages, friands au contraire de rapports d’espace et de confrontations insolites. Loin des réalités contemporaines d’Étretat, Monet n’est pas pour autant prisonnier de l’expressionnisme de la nature, il tend progressivement à lui construire le statut de mythe, ce qui facilite le double temps du travail, celui des campagnes de peinture sur le motif, celui du retour à l’atelier de Giverny. Le naturalisme de Monet est, comme celui de ses maîtres Boudin et Courbet, un engagement physique qui confère une tout autre épaisseur aux accents romantiques de son idéal.

Maupassant en a donné une image célèbre : « Une autre fois, il prit à pleines mains une averse abattue sur la mer et la jeta sur la toile. Et c’était bien de la pluie qu’il avait peinte ainsi, rien que de la pluie voilant les vagues, les roches et le ciel, à peine distincts sous ce déluge. » Cette intimité avec les phénomènes physiques se réalise par l’approche expérimentale et méthodique qu’énonce si bien Edmond Duranty à propos de la quatrième exposition impressionniste : « système de vibration coloriste par petites plaques détachées et par tons entiers entremêlés, mais non rompus […], gamme violette et bleuâtre, […] franchises de clarté. »