LA TERRE NORMANDE

Tableau Nature morte à la timbale d'argent
Nature morte à la timbale d'argent - Guillaume FOUACE

La terre normande a dès le XVIIIe siècle une image littéraire de richesse. La topographie entre en force et, avec elle, les stéréotypés du verger et du pommier. Dans ses Trois essais sur le beau pittoresque, William Gilpin indique ce qui, pour le peintre, peut frapper dans la nature. Il nourrit ainsi la vision de données nouvelles qui viennent s’ajouter aux sites architecturaux et aux surprises de l’urbanisme encore médiéval des villes normandes. C’est ainsi qu’à côté des Voyages pittoresques et romantiques de l’ancienne France de Taylor, prolifèrent des récits d’espace comme autant de promenades descriptives qui ouvrent la lecture du paysage à la visée pittoresque. Les éléments qui composent la nature se font objets et deviennent remarquables dans leurs conjonctions de formes ou de couleurs. Ces récits sont l’œuvre, selon le terme forgé par Gilpin lui-même, des premiers touristes, principalement des Anglais, qui débarquent après la paix d’Amiens en 1802 et se répandent naturellement en Normandie avant d’atteindre Paris.

La mise en image systématique des sites, du monument au détail, contribue à forger l’identité des provinces visitées, en premier lieu la Normandie, force économique agricole, prospère garde-manger de la capitale, où la terre et le labour laissent place de plus en plus au bocage tandis que le rivage, malgré l’attirance nouvelle, fait encore peur. Pour cela, la Normandie — les travaux d’Alain Corbin l’ont bien montré — est la province pittoresque par excellence : «La campagne normande est aussi et surtout, sous la plume des voyageurs, un paysage et ceux-ci ponctuent leurs récits de longues descriptions destinées à communiquer au lecteur les impressions qu’ils éprouvent et à reproduire les points de vue qui se déploient devant leurs yeux.

En cette fin de siècle, les voyageurs expriment de façon nouvelle, sans retenue, le bonheur sensoriel qu’ils éprouvent à se promener dans la campagne.» La campagne normande n’a pas le statut héroïque naturellement dévolu aux montagnes, que sauront cependant si bien capter ces innombrables représentations de rivages qui restent dans leur physique sauvages, souvent hostiles, indomptables hors des plages et de l’engouement pour les bains de mer. Largement pénétrée par les itinéraires touristiques qui mènent d’un point remarquable à un autre, la campagne donne lieu a des descriptions tranquilles, comme celles de Stendhal dans le Cotentin : «De Saint-Malo a Avranches, Caen et Cherbourg, ce pays est aussi celui de la France qui est le plus orné d’arbres et qui a les plus jolies collines.

Le paysage serait tout-à-fait digne d’admiration s’il y avait de grandes montagnes ou du moins des arbres séculaires», ou de Maupassant dans le pays de Caux . «Chemins creux ombragés par les grands arbres poussés sur les talus […]. Chaumières enfermées dans leurs ceintures de hêtres élancés[…].» Isabey, Huet, Daubigny, Corot sauront eux aussi, dans l’effort et la contemplation solitaire, saisir cette poétique du fragment. La terre normande n’a pas eu de Barbizon. La ferme Saint-Siméon abritait surtout des envies de rivage et d’échappées lointaines. Millet s’en est allé la-bas, près de Paris, traiter d’une nature encore idéale, classique dans ses équilibres, un peu abstraite dans ses agencements, comme dominée par l’idée, animée par une volonté réaliste et mystique d’essence morale. Ses tableaux sont autant de synthèses narratives conduites par les figures emblématiques du semeur et du glaneur.

Malgré la puissance de ses forces vitales, la terre normande n’a pas forgé d’identité semblable dans la peinture de paysage. Elle était cependant riche de tant de microcosmes que le peintre pouvait saisir : «  petites plaines doucement ondulées, plateaux inclinés, vallées encaissées et souvent dysimétriques (…), buttes et bassins, longs versants convexes (…), bocages-parcs à langlaise sur de vastes parcelles, (…) bocages fourrés, serrés comme des refuges sur leurs haies, chemin creux et leurs parcelles cachées, les peintres n’ont fait qu’entrevoir cette trame ancienne de la Normandie paysanne.